La construction de la menace « islamiste »

Ingénierie de l’islamophobie

Le discours dominant dans les médias concernant la population de confession musulmane, procède bien souvent de la stigmatisation. Il s’agit d’abord d’une stigmatisation religieuse, attachée à l’Islam.

Elle prend des formes multiples et utilise la peur comme ressort essentiel afin d’imposer sa légitimité et sa dynamique. La pratique de l’amalgame entre les comportements violents des sectes salafistes ou takfiristes liées au terrorisme international et la religion musulmane représente le procédé le plus fréquent. Cet amalgame prend appui sur des événements tragiques, comme les attaques perpétrées par Mohammed Merah, converti à « l’Islam radical », à Toulouse en 2012 ou encore celles, plus récentes, ayant visé le journal Charlie Hebdo début janvier. Le choix des mots joue ici un rôle déterminant comme le montre l’expression médiatique et politique d’ « Islam radical » retenue fréquemment pour désigner l’idéologie salafiste à laquelle s’était converti Merah ou les frères Kouachi et au nom de laquelle ils ont perpétré leurs tueries. La méconnaissance de l’Islam de la part des journalistes, de la classe politique, et de la société française en général joue un rôle important dans ce choix sémantique porteur d’amalgame. Le salafisme, également appelé Wahhabisme dans sa composante saoudienne, se présente aujourd’hui sous la forme d’une idéologie politico-religieuse, dont l’Arabie Saoudite a fait sa religion officielle et qui se conceptualise comme une « renaissance » de l’Islam, prônant une lecture littérale et puritaine des textes religieux et un retour à la « foi des origines », ce qui suppose par la même que l’Islam dans son développement historique se serait dévoyé en s’éloignant du message originel et de la volonté du prophète…

Selon Jean-Michel Vernochet – auteur du livre Les égarés. Le Wahhabisme est-il un contre islam ? – le wahhabisme, qui est issu des prédications d’Abdul Wahhab au 18ème siècle « se développe en prenant chaque mot, chaque phrase de la Récitation au strict pied de la lettre. C’est-à-dire dans son sens littéral absolu au point qu’il en arrive à faire dire au Coran des énormités phénoménales. » Le Wahhabisme a également inventé un sixième pilier de l’islam, « une obligation cachée qui serait celle de la conversion par la force des incroyants ou des mauvais croyants et apostats… ». C’est au nom de cette « innovation doctrinale » wahhabite que s’est par la suite développé le djihad armé contemporain et que combattent les troupes de l’Etat Islamique.

Ce mouvement va en effet déboucher suite à la première guerre d’Afghanistan sur une composante violente, créée et instrumentalisée par les états-unis et leurs alliés saoudiens dans la lutte contre l’Union Soviétique, qui va d’abord se donner comme objectif la libération des « terres de l’Islam » des occupants étrangers et des « infidèles ». Cette branche armée, que l’on voit à l’oeuvre aujourd’hui à travers l’Etat Islamique, prône également le renversement des régimes musulmans jugés « impies », c’est à dire non salafistes, et la conversion des populations musulmanes.

Cette branche armée du Wahhabisme, qui présente toutes les apparences sectaires, est également appelée takfiriste. Voici ce qu’en dit Hassan Nasrallah, le chef religieux et leader du Hezbollah :

« La pensée takfiriste est basée sur l’annulation de l’Autre, sur l’effusion de sang, sur l’appropriation des biens privés, sur l’esclavage des gens pour une seule raison : celle d’être différent de leur pensée ».

Autre point important, selon Nasrallah, le mouvement takfiriste menace d’abord et essentiellement la « nation musulmane » :

« Le takfirisme menace la nation musulmane, il la déchire, il la plonge dans le sang, il détruit et démolit ses vestiges historiques, ses sites sacrés, ses saintes mosquées et ses églises. Tout les monuments historiques, les mausolées n’ont pas de place. »

Pour lui, le tafkirisme a ainsi trois objectifs principaux :

1 Eloigner les non-musulmans de l’Islam

2 Ecarter les non-musulmans des musulmans

3 Eloigner les musulmans eux-mêmes de l’Islam

La peur du « remplacement »

Pourquoi, au vu des éléments ci-dessus, continuer alors à parler « d’Islam radical » alors que le takfirisme présente toutes les caractéristiques d’une secte et s’attaque principalement aux musulmans, comme le montrent les exactions de l’Etat Islamique en Syrie et en Irak ? Pourquoi ne pas le nommer au lieu de lui associer l’Islam qu’il prétend par ailleurs combattre ? Il s’agit tout d’abord d’une approximation intellectuelle qui découle de l’inculture religieuse des journalistes, mais aussi de la classe politique et des sociétés occidentales dans leur ensemble.

Cependant, on ne peut pas ignorer le fait que cet amalgame, qui par l’évocation de l’ « Islam radical », permet d’associer la religion musulmane au terrorisme, trouve aussi une certaine complaisance médiatique en ce qu’il évoque et réveille la peur de l’autre, la menace, et le racisme latent d’une partie des sociétés occidentales à l’égard de leur population immigrée de confession musulmane. Ce racisme latent trouve dans les contraintes du modèle économique des médias et leurs impératifs d’audience, dont dépendent leurs revenus publicitaires, un terrain fertile.

La peur fait vendre, et les audiences assurées par les sujets anxiogènes liés à la « menace islamiste » sont ainsi devenus omniprésents comme le montrent ces « unes » de la presse hexagonale :

Ce que traduisent ces « unes » compilées par le site ACRIMED entre 2008 et 2012, c’est une « peur » de l’Islam qui prend appui sur un mécanisme d’essentialisation de la religion, selon le sociologue Saïd Bouamama. Cette essentialisation consiste à homogénéiser une réalité plurielle et à la dé-historiciser. Ce processus repose également sur les intérêts économiques bien compris qui s’imposent aujourd’hui comme l’enjeu central de production du discours médiatique. L’Islam et les musulmans sont ainsi perçus par une partie de la population occidentale comme une « menace » aux contours indéfinis, qui fut en France d’abord rendue publique et verbalisée par le discours du Front National.

Cette « peur » se fonde sur une caractéristique essentielle attribuée à l’Islam mais développée par le mouvement wahhabite : l’essence « conquérante » de la religion.

En 2009, le président historique du Front National Jean-Marie Le Pen déclarait ainsi dans un entretien à la revue d’extrême droite « Réfléchir et Agir », relayant selon lui les préoccupations de ses sympathisants :

Il y a six millions de Musulmans chez nous. Vous savez que j’ai été condamné à trois mois de prison et à vingt mille euros d’amende pour avoir dit que le jour où ils seraient vingt millions, il nous faudra descendre des trottoirs et baisser les yeux. Alors que dans mes auditoires, combien de fois m’a-t-on dit: “C’est déjà comme ça Monsieur Le Pen !

Un ressort essentiel de cette peur se trouve dans la crainte d’un « remplacement », ou encore d’une sorte de « colonisation masquée », dont le Front National se fait le porte parole. Cette vision « conspirationniste » de la présence musulmane en France repose sur une lecture de l’Islam comme une « religion conquérante ».

En mai 2014, lors d’un meeting politique à Marseille dans le cadre des élections européennes, M Le Pen déclare ainsi que l’Islam est : « une religion qui a une vocation conquérante ».

Cette thématique et cette peur du « remplacement » sont centrales dans le discours lepenniste concernant l’Islam. En décembre 2010, c’est Marine Le Pen, l’actuelle présidente du parti frontiste, qui déclarait à propos des prières de rue :

Maintenant, il y a dix ou quinze endroits où, de manière régulière, un certain nombre de personnes viennent pour accaparer les territoires. C’est une occupation de pans du territoire, des quartiers dans lesquels la loi religieuse s’applique, c’est une occupation. Certes y a pas de blindés, y a pas de soldats, mais c’est une occupation tout de même

Le lien établi entre la pratique de l’Islam et l’occupation constitue un basculement idéologique dans le champ de la confrontation de type militaire entre un Islam essentialisé et par nature conquérant et les pays occidentaux menacés de « soumission », pour reprendre le titre du dernier roman de l’écrivain Michel Houellbecq, qui met précisément en scène ce fantasme.

Cette thèse du « remplacement » a été théorisée par Renaud Camus dans un essai intitulé «Le grand remplacement » paru en 2011. L’ouvrage reprend et organise les peurs anthropologiques d’une partie de la population française face au multiculturalisme né des vagues d’immigrations des trente glorieuses. L’écrivain, le définit comme un « phénomène » déjà à l’oeuvre dans un entretien au site royaliste l’Action Française :

« Le Grand Remplacement n’a pas besoin de définition, ce n’est pas un concept, c’est un phénomène, évident comme le nez au milieu du visage. Il suffit pour l’observer de descendre dans la rue, ou seulement de regarder par la fenêtre. Un peuple était là, stable, occupant le même territoire depuis quinze ou vingt siècles. Et tout à coup, très rapidement, en une ou deux générations, un ou plusieurs autres peuples se substituent à lui, il est remplacé, ce n’est plus lui. »

Cette sorte de « colonialisme à l’envers » trouve un certain nombre de relais médiatiques qui lui donnent une expression publique, comme à travers les déclarations du polémiste Eric Zemmour. Dans un entretien donné au journal italien Corriere della Serra le 30 octobre 2014, ce dernier avançait ainsi que les musulmans :

« vivent entre eux, dans les banlieues » que « les français ont été obligé de quitter ». Il reprend également le discours frontiste d’un affrontement civilisationnel : «cette situation d’un peuple dans le peuple, des musulmans dans le peuple français, nous conduira au chaos et à la guerre civile »

Cette vision d’un Islam conquérant trouve un autre point de cristallisation dans le traitement médiatique de la conversion à l’Islam, envisagée comme sa manifestation concrète et mise en parallèle avec le phénomène de la « radicalisation » qui mènerait au djihadisme.

Ce fut notamment le cas à propos des français combattants aux côtés de l’Etat Islamique et dont certains on pu être identifiés sur les vidéos montrant l’exécution de l’otage américain Peter Kassig. Le Figaro publie à ce sujet un entretien avec un « spécialiste» du terrorisme, Tibault de Montbrial, le 17 novembre 2014. La première question présentait ainsi l’angle de traitement choisi par la rédaction : « Que révèle cette situation sur la conversion à l’Islam? »

Le « spécialiste » établit d’emblée un lien entre la conversion et le terrorisme pratiqué par les takfiristes de l’Etat Islamique : « Il n’existe aucune étude permettant d’établir une distinction entre la violence des personnes musulmanes radicalisées et celle des convertis récents. »

Tout « converti » est donc un terroriste en puissance. Plus grave, il développe ensuite une « thèse » explicative de ce processus :

« la conversion est déjà, pour ces personnes, un point de passage vers l’Islam radical. Elle n’est pas le déclencheur de la radicalisation mais une étape de plus vers celle-ci. »

La conversion à l’Islam est donc le premier pas vers la « radicalisation » et le passage à l’acte terroriste…

Le discours médiatique procède ainsi à la construction d’un double amalgame, tout d’abord entre l’Islam et le terrorisme salafiste. Cet amalgame repose sur l’emploi de termes inadéquats associant l’Islam au salafisme notamment à travers l’usage largement répandu de l’expression « Islam radical » pour désigner ce mouvement sectaire.

L’équation qui en ressort est simple : Islam = terrorisme.

Le deuxième amalgame, complémentaire du premier, procède de l’attribution à l’Islam des caractéristiques politiques du salafisme, et principalement, sa doctrine d’expansion, à la fois par la conquête armée et la propagande idéologique.

L’Islam se trouve ainsi chargé des principaux attributs du totalitarisme attachés au mouvement salafiste, violence armée et idéologique, censure et restriction de la liberté de pensée, contrôle de la population par une police politico-religieuse, poursuite et exécution des opposants, et expansion conquérante…

Ces amalgames trouvent un terrain fertile dans une certaine partie de la population, notamment en France, tiraillée par la crainte d’un « remplacement » par les immigrés et par la perte de ses repères identitaires, et servent de support essentiel au développement de l’islamophobie.

Cet amalgame médiatique n’est cependant pas un phénomène « sui generis ». Il procède d’une théorie civilisationnelle plus globale, plus particulièrement dans les élites politico-médiatiques, développée par le courant néoconservateur américain à travers la doctrine du « choc des civilisations ».

La théorie du « choc des civilisations », vecteur géopolitique

La doctrine du « choc des civilisations » qui opposerait schématiquement l’occident chrétien à la « civilisation islamique » ou encore à la « civilisation chinoise » part du présupposé que les grandes fractures idéologiques ayant « ordonné » le monde pendant la « guerre froide » sont périmées et appelées à être remplacées par des fractures civilisationnelles basées sur les grands ensembles éthnico-religieux. Huntington conceptualise ainsi une « civilisation islamique » qui couvre les aires géographiques de l’expansion musulmane. S’il différencie à l’intérieur de cet ensemble des « sous cultures », comme la culture arabe, perse, turque ou malaisienne, il faut voir dans le succès de cet ouvrage et la propagation de ses thèses, le premier vecteur de diffusion de l’amalgame islamique.

Le propos de l’ouvrage lui-même a été réduit à des énoncés simplistes faisant de l’Islam le seul vecteur de ce choc civilisationnel alors qu’Huntington souligne que ce dernier tient avant tout au fait que : « L’Occident n’est plus désormais le seul à être puissant. La politique internationale est devenue multipolaire et multicivilisationnelle. »

L’auteur critique notamment la politique coloniale menée par les pays occidentaux au nom de valeurs civilisationnelles dites supérieures : « L’Occident a vaincu le monde non parce que ses idées, ses valeurs, sa religion étaient supérieures mais plutôt par sa supériorité à utiliser la violence organisée. Les Occidentaux l’oublient souvent, mais les non-Occidentaux jamais. » Il avance à juste titre que : « L’impérialisme est la conséquence logique de la prétention à l’universalité. »

Cependant, on trouve aussi dans l’ouvrage la vision d’un Islam conquérant et intolérant qui se répandra par la suite dans les sphères d’influence occidentales et dans les médias et qui servira de caution intellectuelle, notamment dans les cercles néoconservateurs qui vont très tôt s’approprier l’ouvrage, à la stigmatisation de la religion musulmane et à son rejet dans « l’axe du mal » :

« Depuis ses origines, l’Islam s’est étendu par la conquête et, le cas échéant, le Christianisme aussi. Les concepts parallèles de « Jihad » et de « Croisade » se ressemblent beaucoup et distinguent ces deux fois des autres grandes religions du monde.[…] Le problème central pour l’Occident n’est pas le fondamentalisme islamique. C’est l’islam, civilisation différente dont les représentants sont convaincus de la supériorité de leur culture et obsédés par l’infériorité de leur puissance. »

L’ouvrage connaîtra un énorme succès et va acquérir rapidement une influence déterminante dans les cercles néoconservateurs états-uniens qui vont reprendre son concept central de « choc des civilisations » en passant sous silence sa critique de l’impérialisme, notamment occidental. Il est à cet égard intéressant de traduire son titre original complet : « The Clash of Civilizations and the Remaking of World Order » qui signifie littéralement : « Le choc des civilisations et la fabrication d’un nouvel ordre mondial. »

Les néoconservateurs vont ainsi articuler le concept de choc des civilisations à leur entreprise impérialiste de remodelage du moyen-orient, en évacuant de leur base idéologique le volet complémentaire qu’avait implémenté Huntington sur la condamnation de l’impérialisme et sa prétention à l’universalité, destiné justement à prévenir l’émergence de guerres civilisationnelles.

La rhétorique religieuse fondamentaliste de G W Bush et la « guerre au terrorisme »

La « guerre au terrorisme » lancée par l’équipe Bush après les attentats du 11 septembre, va ainsi largement s’appuyer sur la doctrine du « choc des civilisations » qu’elle va utiliser comme base idéologique.

Selon l’universitaire Bernadette Rigal-Cellard, professeure à l’université Bordeaux 3 et spécialiste des religions contemporaines américaines, Georges W Bush transforme en effet l’intervention militaire en Afghanistan en « une croisade des forces du bien contre les forces du mal ». D’abord présentée comme une action de représailles envers Al-Qaïda et Oussama Ben Laden, désigné comme le commanditaire des attentats, puis contre le régime Taliban suite au refus d’extradition du leader terroriste, la guerre d’Afghanistan évolue ensuite dans un registre de confrontation religieuse manichéenne opposant les forces du bien à un « axe du mal » « s’armant pour menacer la paix du monde » selon les termes utilisés par le président. Cependant, le fait que cet « axe du mal » comprenne des pays communistes comme la Corée du Nord montre que dès le départ les intérêts géostratégiques états-uniens sont en réalité les principaux déterminants de cette politique.

Selon Bernadette Rigal-Cellard, cette expression doit son succès aux Etats-Unis au fait qu’elle « correspondait à un archétype de la rhétorique politique et religieuse américaine, la croyance en la division morale binaire du monde[…] » La population américaine comprend en effet « 30 % d’évangélistes qui s’arrogent l’appellation de « chrétiens » et évangélisent en permanence leurs interlocuteurs. » On retrouve donc dans la structure même de la société américaine les dispositions religieuses à mener une « croisade » qui s’opposerait à la volonté supposément conquérante de l’Islam. Il faut souligner ici que Georges W Bush est lui même un évangéliste. On saisit là aussi le télescopage avec la thèse d’Huntington qui mettait précisément en garde contre toute tentation impérialiste afin de préserver le nouvel ordre multipolaire hérité de l’après guerre froide.

La thèse d’Huntington revisitée par le messianisme évangélique états-unien va ainsi se manifester sous la forme idéologico-religieuse de la « guerre au terrorisme » qui va servir de justification symbolique aux expéditions militaires suivantes des néoconservateurs.

Dans un discours de 2006 prononcé à l’occasion de l’anniversaire du 11 septembre, le président G.W. Bush qualifie la guerre en Irak débutée en 2003 de : « combat idéologique décisif de ce XXIe siècle. (…) On a appelé ce combat ‘choc des civilisations’. En vérité, c’est un combat pour la civilisation. Nous nous battons pour préserver le mode de vie des pays libres ».

Tout en reconnaissant que le prétexte ayant motivé l’invasion du pays en 2003 était fallacieux, il justifie néanmoins l’expédition états-unienne au motif du terrorisme et de la lutte civilisationnelle :

« quelles que soient les erreurs qui ont été commises en Irak, la plus grave serait de croire que si nous retirions [nos militaires], les terroristes nous laisseraient en paix. »

A cette diabolisation d’un ennemi représentant le « mal » dans une perspective messianique, se joignent les motifs traditionnels de l’impérialisme.

A la tribune des Nations-Unies, le 19 septembre, c’est en invoquant une fois encore les valeurs civilisationnelles occidentales opposées à celles de « l’idéologie extrémiste » que le président américain justifie ses interventions militaires :

« Il y a cinq ans, j’ai invité à cette même tribune la communauté des nations à défendre la civilisation et à créer un avenir plus prometteur. C’est encore le grand défi de notre époque ; c’est la mission de notre génération. »

Les invasion militaires américaines au Moyen-Orient s’effectuent donc au nom d’un impérialisme « démocratique » se donnant pour caution morale la déclaration universelle des droits de l’homme mais qui procèdent en réalité de la vision messianique dont l’Amérique est imprégnée.

Cette dialectique est également destinée à justifier le projet plus large de remodelage du Moyen-Orient, région qui aurait été celle de « l’oppression et du désespoir », sans qu’on sache exactement pourquoi, désespoir qui aurait lui même donné naissance au terrorisme :

« Pendant des décennies, des millions d’hommes et de femmes de la région ont été pris au piège de l’oppression et du désespoir. Du fait de ces conditions, toute une génération est désillusionnée et la région est devenue un terreau fertile pour l’extrémisme. »

Le terrorisme en quelque sorte «naturalisé » sert ainsi de double justification aux expéditions néocoloniales américaines, qui sont sensées apporter la « paix » et la «démocratie » dans le monde arabe.

Cette dialectique ne résiste cependant pas à l’analyse. D’une part les projets d’invasions militaires avaient semble t-il été établis dès septembre 2001, c’est à dire bien avant l’émergence de prétendues « menaces terroristes » en Irak, comme le révélera le général Wesley Clark dans une interview en 2007 pour Democracy Now. Les pays ciblés par le Pentagone à l’époque étaient l’Irak, la Libye, la Syrie, le Liban, la Somalie, le Soudan, et l’Iran. Sur ces sept pays, trois ont été effectivement attaqués militairement, et aucun d’entre eux ne soutenait le terrorisme ou l’extrémisme. L’Irak était un régime autoritaire laïque d’inspiration communiste. La Libye de Khadafi également, ainsi que la Syrie, dans une moindre mesure. La véritable raison des expéditions militaires états-uniennes n’est donc pas la « lutte contre la terreur » ou le « fondamentalisme ». Selon les mots du néoconservateur et ancien secrétaire adjoint à la défense Paul Wolfowitz, cité par Wesley Clark, il s’agissait en réalité de : « nettoyer tous ces régimes favorables à l’ex-Union Soviétique, la Syrie, l’Iran, l’Irak, avant que la prochaine superpuissance n’émerge pour nous défier. »

La « guerre au terrorisme » s’est donc imposée comme la justification symbolique et idéologique d’une stratégie impérialiste agressive dont elle a permis de masquer les enjeux géostratégiques.

Dans ce contexte, l’amalgame entre Islam et terrorisme a constitué son ressort opératif essentiel mais il apparaît de plus en plus incohérent et en décalage avec la réalité.

L’ingénierie du terrorisme

Si l’amalgame précédent entre Islam et terrorisme a fonctionné comme moteur idéologique des invasions de l’Afghanistan et de l’Irak en 2001 et 2003, l’échec essuyé en Irak pour établir un lien entre Al-Qaïda et le régime de Saddam Hussein ainsi que l’absence des prétendues « armes de destruction massives » sensées être en possession du dictateur ont porté un coup sérieux à l’activation de ce ressort émotionnel. Le projet de remodelage du moyen-orient a néanmoins poursuivi son cours, en se basant sur la composante messianique activée par l’équipe Bush et qui a été abordée plus haut. L’agression contre la Libye menée par l’administration Obama et ses soutiens européens en 2011 a ainsi été menée au nom des « droits de l’homme », dans la continuité du discours prononcé à l’assemblée des Nations-Unies par G W Bush en 2006. Il s’agissait officiellement d’apporter la « démocratie » et de « libérer » le peuple libyen d’un tyran diabolisé, présenté comme sanguinaire et bombardant sa population. Cette agression, qui ne trouvait cependant pas d’éléments tangibles de légitimité, aucune preuve des bombardement de civils n’a pu être produite à ce jour, s’est effectuée par procuration, en armant et instrumentalisant des groupes radicaux se réclamant du takfirisme auparavant désignés comme l’ennemi à combattre et le mal absolu. Ce pays qui jouissait jusqu’alors du plus haut niveau de développement en Afrique, grâce à des services publics opérants et à un état social disposant des revenus de la rente pétrolière, est aujourd’hui livré au chaos, aux bandes tribales et au fanatisme religieux. Le même scénario se répète en Syrie et est actuellement en développement.

Le messianisme et sa composante civilisationnelle impérialiste ont alors pris le relais d’une rhétorique inopérante face à des régimes laïcs et socialistes où les mouvements islamiques sectaires étaient condamnés à la confidentialité. L’engagement de la France dans ces expéditions néo-coloniales, s’est effectué au nom des mêmes valeurs « universelles » moralement « supérieures » qui sont enracinées dans la mentalité des élites françaises et qui servaient déjà de justification aux entreprises coloniales à la fin du 19ème siècle.

Cette rhétorique civilisationnelle opposant un occident « éclairé » et aux valeurs « supérieures » s’est cependant fracassé contre les réalités politiques régionales. L’opposition armée et financée par les démocraties occidentales pour mener à bien son entreprise émancipatrice s’est trouvée en définitive principalement composée de bandes tribales et de groupes terroristes takfiristes, chose somme toute logique pour une opposition à un régime socialiste d’inspiration révolutionnaire…

En définitive, des régimes stables, jouissant d’une relative prospérité, ont été réduits au chaos, et « des millions d’hommes et de femmes » se retrouvent « pris au piège de l’oppression et du désespoir » selon les mots de G W Bush. Un nouveau cycle est alors enclenché, et la région est devenue effectivement « un terreau fertile pour l’extrémisme. »

Il faut souligner ici le rôle central des principaux alliés régionaux des états-unis dans la promotion du salafisme, le Qatar et l’Arabie Saoudite. Ces deux royautés wahhabites pétrolifères, dont sont originaires le plus gros des combattants de l’Etat Islamique, sont en effet les principaux bailleurs de fonds du terrorisme international et de la mouvance takfiriste. Sur les 19 pirates de l’air ayant perpétré les attentats du 11 septembre aux états-unis, on compte ainsi 15 Saoudiens. Oussama Ben Laden, présenté comme le cerveau et le commanditaire des attentats, est lui-même apparenté à la famille royale. Samir Amghar, sociologue spécialiste de l’islam contemporain cité par France 24 souligne ainsi : « Il existe un ensemble important de faisceaux d’indices indéniables qui ne laisse aucun doute sur le fait que des capitaux saoudiens financent les mouvements salafistes ». Les financements sont réalisés par le biais d’institutions caritatives ou à titre privé par des émirs ou des proches du pouvoir royal. Le pouvoir saoudien finance aussi la construction de mosquées et d’écoles coraniques où sera prêché le wahhabisme, dans le but de propager sa doctrine religieuse. Le royaume est également directement impliqué dans le financement d’organisations terroristes, dont le Front al-Nosra et d’autres groupes armés composant l’Etat Islamique. Le vice-président américain Joe Biden fit une déclaration à ce sujet lors d’une intervention à l’université de Harvard le 3 octobre 2014 :

« Les Turcs sont de grands amis, ainsi que les Saoudiens et les résidents des Emirats Arabes Unis et autres. Mais leur seul intérêt était de renverser le président syrien Bachar al-Assad et pour cela ils ont mené une guerre par procuration entre les Sunnites et les Chiites et ils ont fourni des centaines de millions de dollars et des dizaines de milliers de tonnes d’armes à tous ceux qui acceptent de lutter contre al-Assad » […] « Mais les gens qui ont reçu ces sommes et ses armes étaient des militants du Front al-Nosra et d’Al-Qaïda sans compter d’autres éléments extrémistes venant d’autres régions du monde. »

On ne peut être plus clair : les alliés régionaux des Etats-Unis ont directement financé les groupuscules terroristes qui composent aujourd’hui l’Etat Islamique.

En France l’ancien patron de la Division de la Sécurité du Territoire, Yves Bonnet, déclarait également dans un entretien avec le journal La dépêche du Midi cité par Le Parisien, en octobre 2012 :

«On n’ose pas parler de l’Arabie Saoudite et du Qatar, mais il faudrait peut-être aussi que ces braves gens cessent d’alimenter de leurs fonds un certain nombre d’actions préoccupantes. Il va falloir un jour ouvrir le dossier du Qatar car là, il y a un vrai problème. »

Cependant, les Etats-Unis eux-mêmes, ainsi que d’autres démocraties occidentales, dont la France, ont également directement armé et entraîné ces mêmes groupuscules dans un but similaire. Les Etats-Unis continuent aujourd’hui même à former et à armer des djihadistes dans le but de renverser Bachar-al-Assad. Le site américain spécialisé Defense One révélait le 15 janvier que le Pentagone avait décidé l’envoi de 400 militaires pour former des combattants des « forces rebelles » syriennes. Trois camps d’entraînement seront opérationnels dés le mois de mars en Turquie, au Qatar et en Arabie Saoudite avec l’objectif de former « 5400 combattants par an »…

Cette « ingénierie du terrorisme » a pour but essentiel d’alimenter la machine de propagande occidentale et de donner une substance aux amalgames idéologiques qui la sous-tendent. Elle permet également de masquer les enjeux géopolitiques et énergétiques d’expéditions de nature prédatrices. Elle répond également à des objectifs militaires opérationnels dans le cadre de guerres menées par procuration.

Deux ressorts idéologiques peuvent être activés, en fonction des contextes locaux : la lutte contre un « terrorisme islamique » bras armé d’une « civilisation islamique » conquérante et menaçant l’occident, et la lutte pour la liberté des peuples et les droits de l’homme, au nom de la mission civilisatrice d’un occident doté de valeurs « supérieures. »

Ces deux ressorts idéologiques présupposent l’existence d’une barbarie et d’une menace « islamiques » contre lesquelles entrer en action, quitte à les promouvoir ou à les fabriquer de toutes pièces.

La portée performative des amalgames et de la politique étrangère américano-occidentale

Le véritable danger réside dans la portée performative des amalgames développés par la rhétorique occidentale et dans les actions concrètes de la politique étrangère des Etats-Unis et de leurs alliés.

Les interventions en Afghanistan, puis en Irak et en Libye et maintenant en Syrie ont eu pour résultat concret de semer le chaos dans ces différents pays et de créer des situations d’occupation militaire justifiant par là même l’idéologie takfiriste du djihad armé.

A propos de l’Afghanistan, Alain Chouet, ancien directeur du service de renseignement de sécurité de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), déclarait en janvier 2010 lors d’un colloque organisé au Sénat : « al Qaïda est morte sur le plan opérationnel dans les trous à rats de Tora Bora en 2002 ». Le but de guerre de la coalition était donc atteint moins d’un an après le début des opérations militaires et le maintien de troupes étrangères sur le sol afghan s’apparente à une occupation militaire. Les combats se déroulant actuellement dans le pays s’inscrivent donc non plus dans le cadre d’une « guerre au terrorisme » mais dans celui d’une guerre de libération nationale.

En 2013, la revue scientifique américaine Plos Medecine, citée par le journal Le Point, estimait que la guerre d’Irak avait fait 500000 morts entre 2003 et 2011. Le pays est également plongé dans une guerre civile interconfessionnelle, dont la montée en puissance de l’Etat Islamique n’est que le dernier avatar.

L’agression par procuration menée contre la Syrie depuis mars 2011, a fait plus de 190000 morts d’après une étude du haut commissariat de l’ONU aux droits de l’homme rendue publique en août 2014. Les populations arabes payent donc extrêmement cher en terme de vies humaines l’apport « civilisationnel » de l’occident et leur entrée toute théorique dans le monde des « droits de l’homme ».

Ce bilan conduit inévitablement à la conclusion que les buts de guerre réels sont différents des buts allégués. Les enjeux énergétiques sont bien entendus centraux dans la conduite de ces expéditions néocoloniales, mais les méthodes employées, qui conduisent invariablement à la création du chaos, notamment par l’utilisation au niveau opérationnel des combattants takfiristes, amènent à conclure que la création de zones livrées à la barbarie et aux exactions des groupes djihadistes constitue un objectif à part entière, ce que le sénateur McCain résumait très bien par sa formule de campagne de 2008 : « Nous ne nous dérobons jamais à l’histoire. Nous faisons l’histoire ».

Cette stratégie qui se lit en filigrane a été documentée par le journaliste Michel Collon sous le nom de « La stratégie du Chaos », dans un ouvrage paru en 2011.

La portée performative des interventions américano-occidentales dans le monde arabe consiste ainsi à faire advenir le chaos et la barbarie takfiriste, conformément à la doctrine du choc des civilisations qui leur sert de support idéologique. L’émergence quasiment « sui generis » de l’Etat Islamique, en constitue l’illustration la plus aboutie.

L’application de cette stratégie a également des répercussions profondes dans l’imaginaire occidental où elle contribue là aussi à imposer l’amalgame entre le terrorisme takfiriste et l’Islam et en matérialisant la peur anthropologique du « grand remplacement ».

Les réactions suscitées par l’attentat, revendiqué par Al-Qaïda au Yemen, contre le journal Charlie Hebdo sont tout à fait représentatives de la montée d’une islamophobie de plus en plus ouverte et décomplexée ouvrant la voie à l’irruption du choc civilisationnel théorisé par Huntington.

Le philosophe Pascal Bruckner affirme ainsi dans un entretien au journal Le Figaro paru le 7 janvier, que nous sommes en « guerre » : « Les auteurs de ces actes sont des islamo-fascistes. Et les victimes de Charlie Hebdo, les premiers résistants de la nouvelle guerre ».

Dans le journal Le Point c’est le philosophe Rémi Brague qui affirme le 13 janvier: « Dans les gènes de l’islam, l’intolérance ».

Dans un débat diffusé sur la radio Europe 1, le journaliste Philippe Tesson concluait ainsi la vague islamophobe qui se développe dans la société française en déclarant : « Ce sont les musulmans le problème en France ! ».

De manière plus générale, les musulmans français ont été massivement sommés de se désolidariser du « terrorisme islamique », dans le but avancé par nombre d’éditorialistes de ne pas « alimenter l’amalgame » qu’ils ont eux-même largement contribué à enraciner dans la société française et dont les musulmans sont les victimes.

Ainsi, selon le même Pascal Bruckner : « il faut maintenant espérer que tous les Français de confession musulmane vont se mobiliser contre cette abomination qui se réclame du Coran. Dans le cas inverse, leur silence nourrira, inévitablement, l’amalgame entre islam et fanatisme. » Dans la société française post #jesuischarlie, le silence des musulmans devient un signe de culpabilité…

Le soir des attentats, l’éditorialiste du Figaro Ivan Rioufol, à l’antenne de la radio RTL, sommait lui aussi les musulmans de manifester, sous peine, là aussi, de nourrir les amalgames : « Il faudrait également et urgemment que manifestent aujourd’hui les Français musulmans qui, évidemment, ne se reconnaissent pas dans cet attentat terroriste, sinon on va craindre effectivement les amalgames ».

Il s’agit là d’une injonction paradoxale puisque l’éditorialiste ordonne aux musulmans de se défendre contre des amalgames dont ils sont en réalité les victimes et dont le même Ivan Rioufol est l’un des principaux vecteurs comme en témoignent les propos qu’il tient sur son blog.

Le 9 janvier, dans un billet intitulé : « la France angélique est la vraie menace », il s’en prend à ceux qui refusent précisément l’amalgame entre Islam et terrorisme : « S’observe, dans la France de ces faiseurs de morale, une odieuse complaisance pour le fascisme qui s’installe dans les cités et qui vient de tuer : tel est le scandale qu’étouffe la bonhomie élyséenne, qui se contente de répéter avec ses perroquets : »Pas d’amalgame ! »

Il récidive le 14 janvier avec un nouveau billet intitulé : « Ces libertés déjà menacées par l’islam radical » dans lequel il interprète les propos du président François Hollande qualifiant les auteurs de l’attaque contre le journal satirique Charlie Hebdo de « fanatiques » et « d’illuminés » n’ayant « rien à voir avec la religion musulmane » comme un « déni proclamé par les autorités musulmanes et repris docilement par le pouvoir. » Car le fond de la pensée d’Ivan Rioufol, qui presse ces mêmes musulmans de se « démarquer des amalgames » est que la France est « en guerre contre un totalitarisme » qui n’est autre que l’Islam…

La construction de l’amalgame entre l’Islam et le terrorisme takfiriste poursuit ainsi des buts performatifs basés sur une vision idéologique d’un choc des civilisations opposant un occident doté de valeurs morales et civilisationnelles supérieures, mais également la peur anthropologique d’un « grand remplacement » au profit des populations immigrées. Cette vision est alimentée par la politique étrangère et l’interventionnisme américano-occidental qui procèdent de la même idéologie et qui poursuivent une stratégie du pompier pyromane dans laquelle la mouvance takfiriste est armée et utilisée afin de légitimer à posteriori et de faire advenir ses présupposés et ses postures idéologiques symboliques au service d’un impérialisme prédateur. Déconstruire cet amalgame et en analyser les ressorts idéologiques comme géostratégiques constitue donc aujourd’hui une tâche essentielle pour ceux qui refusent de se laisser enfermer dans une logique d’affrontement manipulatoire dont les conséquences pour les populations arabes sont la stigmatisation, la généralisation du chaos et du totalitarisme religieux et qui pourrait également déboucher, comme le montrent la montée de l’islamophobie en France suite aux attaques terroristes du 7 janvier, sur l’importation en occident du choc civilisationnel qu’une partie des élites politico-médiatiques tentent avec obstination de faire advenir…

Guillaume Borel | 19 janvier 2015

L’auteur de cette étude est un documentaliste qui s’intéresse aux questions de macro-économie ainsi qu’à la géopolitique. Depuis le conflit en ex-Yougoslavie il est particulièrement attentif aux questions de propagande et d’intoxications médiatiques.

URL : http://arretsurinfo.ch/la-construction-de-la-menace-islamiste/