Focus – Mais où va Buhari ?

Alors que son pays est ébranlé par la crise pétrolière, le président tarde à définir un cap. Cent cinquante jours après son investiture, cet ancien général devrait finalement faire émerger un État fort.

Affectueusement, les Nigérians avaient surnommé Baba (« Père ») ce vieil homme longiligne à l’allure austère. Près de cinq mois après l’investiture de Muhammadu Buhari, 72 ans, le sobriquet s’est transformé en « Baba go slow » (« Père avance lentement »). Non seulement l’ancien général putschiste converti à la démocratie n’a toujours pas nommé de gouvernement mais il n’a pas non plus livré de véritable programme économique. Pourtant, bousculé par la déroute du pétrole, le Nigeria voit sa situation se dégrader mois après mois. Après deux dévaluations au cours de l’année écoulée – le taux de change est passé de 160 à 200 nairas environ pour 1 dollar -, la monnaie nigériane continue sa chute et subirait dans les échanges commerciaux une décote de 10 % environ par rapport au taux officiel. Affolée, la Bourse de Lagos a perdu 25 % de capitalisation en un an. Les réserves de change, essentielles aux importations gigantesques du pays, auraient fondu à environ 4,5 mois, contre près de 10 mois début 2014.

Un programme économique flou

Reconnu pour son autorité – une qualité qui avait semble-t-il manqué à Goodluck Jonathan pour tenir l’État fédéral -, Muhammadu Buhari a été élu sur trois promesses : lutter contre la corruption, anéantir les terroristes de Boko Haram et diversifier l’économie. « Il a pour l’instant été très convaincant sur les deux premiers points », salue un diplomate européen basé à Abuja, soulignant cependant que tout reste à faire sur le troisième. Cette diversification apparaît pourtant fondamentale pour offrir des emplois à sa très jeune population.

Certes, la part des services et de l’agriculture dans le PIB du pays (respectivement 42 % et 22 %) a dépassé celle des hydrocarbures (près de 16 %) en 2012. Mais l’or noir reste primordial dans la santé financière du premier producteur pétrolier d’Afrique sub-saharienne : exporté en quasi-totalité, il représente 97 % des rentrées de devises et totalise 70 % des recettes de l’État.

Les investisseurs étrangers scrutent le pays, devenu une terre d’opportunités avec son marché intérieur de près de 178 millions de personnes et sa croissance moyenne annuelle de 6,3 % au cours de la dernière décennie. Mais leur intérêt est mêlé de crainte. Que va faire Muhammadu Buhari ? L’incertitude grandit.

En matière d’économie, je pense que Muhammadu Buhari est comme moi : c’est un illettré, avait affirmé le Prix Nobel de littérature Wole Soyinka

« L’impatience n’est pas une vertu », répond le président, impassible. Déjà, au cours de la campagne présidentielle, l’homme à l’éternel chapeau et aux petites lunettes noires avait donné peu de pistes sur son programme économique. « Il s’est montré hésitant sur de nombreux sujets, comme la fin des subventions au pétrole ou encore le traité de libre-échange de la Cedeao avec l’Union européenne », rappelle la même source diplomatique.

Manque de compétences ? Muhammadu Buhari n’est en tout cas pas un expert, notent les sources interrogées par Jeune Afrique. « La dernière fois qu’il était au pouvoir, le mur de Berlin n’était pas tombé, il a conservé une vision du monde empreinte des relations Est-Ouest et du mouvement tiers-mondiste », glisse un observateur français. Au lendemain de l’élection, l’écrivain Wole Soyinka, Prix Nobel de littérature et fervent défenseur de la démocratie au Nigeria, avait plaisanté en ces termes : « En matière d’économie, je pense que Muhammadu Buhari est comme moi : c’est un illettré. »

Le président compte sur ses futurs ministres pour établir sa politique économique

Selon toute vraisemblance, le président devrait donc déléguer. À son vice-président, Yemi Osinbajo, tout d’abord. Les deux hommes affichent des profils diamétralement opposés. De formation militaire, Buhari est un musulman fulani (peul), élevé dans une ville du Nord, à la frontière avec le Niger. De quinze ans son cadet, le vice-président est un chrétien qui a grandi dans la mégalopole de Lagos. Il y a étudié le droit avant de partir se perfectionner à la London School of Economics.

Ces derniers mois, le président a laissé à cet avocat d’affaires le soin de s’exprimer sur les dossiers économiques et de le représenter dans les événements publics, comme au Nigerian Economic Summit, qui s’est tenu mi-octobre à Abuja. Et les commentaires positifs pleuvent à son sujet. « Il a fait une très bonne impression à la communauté des affaires et aux investisseurs qu’il a rencontrés, en montrant une forte maîtrise des enjeux et des dossiers », estime ainsi Razia Khan, l’économiste en chef de Standard Chartered pour l’Afrique.

Le président s’est concentré sur l’intégrité de ses ministres et leurs compétences, en sélectionnant des profils souvent plus technocratiques que politiques

Surtout, Buhari devrait accorder une large place à ses ministres. « Nous attendons que le gouvernement soit en place pour connaître le programme économique du président », souligne, en marge d’une réception à Lagos, Sani Dangote, vice-président du géant du même nom fondé par son frère aîné, Aliko. Un point de vue unanimement partagé dans la capitale économique.

Pour établir son équipe, composée de 36 ministres (une personnalité par État a été désignée mais les portefeuilles n’ont pas encore été distribués), le président s’est concentré sur leur intégrité et leurs compétences, en sélectionnant des profils souvent plus technocratiques que politiques. La liste comprend très peu de défenseurs de la libre concurrence, note Gregory Kronsten, économiste en chef de FBN Capital. « Ils devraient donc adopter une politique ouverte au marché mais pragmatique, où l’État conservera une place importante. »

L’or noir, un secteur à privilégier

Les rares prises de position de Muhammadu Buhari laissent d’ailleurs poindre cet État stratège, qui s’impose sur les sujets les plus délicats. Dans sa croisade contre la corruption, le président a commencé par s’attaquer au secteur de l’or noir – l’ancienne ministre du Pétrole, Diezani Alison-Madueke, vient d’être arrêtée à Londres dans le cadre d’une enquête sur des soupçons de corruption et de blanchiment d’argent. Il a tout d’abord révoqué en juin l’ensemble de la direction de l’entreprise publique Nigerian National Petroleum Company (NNPC), plaçant à sa tête un ancien cadre d’ExxonMobil Africa, Emmanuel Ibe Kachikwu. Et pour contrôler au mieux la gestion de cette manne, Buhari a choisi de se désigner lui-même ministre du Pétrole, un poste qu’il a occupé dans les années 1970.

L’or noir est extrêmement stratégique, pointe Gregory Kronsten, car s’il est responsable de la chute actuelle des revenus de l’État, il peut également représenter la meilleure ressource budgétaire additionnelle à court terme. « Arrêter les fuites de pétrole [pertes de revenus liées à des vols ou à une mauvaise gestion] est le moyen le plus rapide qui s’offre à Buhari pour augmenter le budget de l’État, explique cet expert, qui vit entre Lagos et Londres. Les deux autres options sont l’augmentation des taxes et l’arrêt des subventions aux carburants, qui devraient arriver un jour mais qui prendront plus de temps. »

Le local content, domaine de prédilection de Buhari

Au-delà de l’or noir, le local content (qui désigne à la fois la production et l’utilisation des ressources locales, comme les matières premières et la main-d’œuvre) est une thématique chère à Muhammadu Buhari. L’ancien général se fait le chantre d’un patriotisme économique qui vise à favoriser l’emploi mais aussi à équilibrer la balance commerciale. Une vision illustrée par l’énergie déployée pour redémarrer dès le mois de juillet, même partiellement, trois des quatre raffineries que compte le pays – et ce même si leur coût de production est élevé.

Ceux qui veulent absolument avoir des cure-dents de France ou de Chine, et non du Nigeria, peuvent aller sur les marchés et s’acheter des devises, avait lâché le président lors d’une interview à France 24

Dans la même logique, le président a soutenu la décision de la Banque centrale du Nigeria (CBN) d’interdire aux importateurs de conserver des dollars dans leur trésorerie pour certains produits que l’on peut trouver dans le pays. Parmi eux : le riz, dont les autorités veulent booster la production (le pays a importé pour 2,4 milliards de dollars de ce féculent ces trois dernières années), mais aussi le savon, le ciment ou encore… les cure-dents.

L’exemple peut sembler loufoque, c’est pourtant celui que Buhari a choisi de mettre en avant lors d’une récente interview à la chaîne France 24. « Ceux qui veulent absolument avoir des cure-dents de France ou de Chine, et non du Nigeria, peuvent aller sur les marchés et s’acheter des devises », a-t-il ainsi lâché non sans une pointe d’ironie.

Muhammadu Buhari, qui a inscrit 270 têtes de bétail à sa déclaration de patrimoine personnel, place l’agriculture au cœur de cette stratégie de local content. Une priorité cohérente à plusieurs niveaux. Le secteur peut créer d’innombrables emplois, qui, contrairement à la manne pétrolière, assureront une redistribution des richesses. Le Nigeria possède ensuite de l’eau et des terres fertiles en abondance, principalement situées dans les États du Nord, durement touchés par la pauvreté, un terreau propice à l’enracinement de la secte Boko Haram.


Le fonds souverain maintient la barre

Avec 1 milliard de dollars d’actifs sous gestion, la Nigeria Sovereign Investment Authority (NSIA) continue d’investir l’argent tiré de l’or noir pour préparer l’après-pétrole. « Ce n’est pas parce que nous sommes actuellement confrontés à des défis qu’il ne faut pas avoir de plan pour l’avenir », explique Uche Orji, directeur général de la NSIA, en marge d’une rencontre avec des patrons français. Cet homme souriant, passé par Goldman Sachs, JP Morgan et UBS, souligne que le fonds souverain investit sans contrainte géographique.

Environ 40 % des capitaux restent au Nigeria, où la NSIA utilise sa réputation pour attirer à ses côtés des investisseurs étrangers. Elle vise en priorité les secteurs à forte croissance comme les infrastructures ou l’agriculture. Les 60 % restants sont investis à l’extérieur des frontières, notamment en Europe. « Nous devons nous protéger, dans une certaine mesure, contre notre propre environnement », justifie Uche Orji. Parmi les récentes prises de participations de l’agence figure un investissement dans un fonds de private equity français, dont il ne souhaite pas révéler le nom.

Marion Douet

Jeune Afrique