Des militaires nigérians armés sur à bord d'un pick-up à Yola, Nigeria, 20 mai 2013.

L’étendue des fraudes dans l’armée nigériane illustrée dans un procès aux Etats-Unis

Une société d’armement opaque, un gouvernement corrompu, et une rébellion islamiste qui fait des milliers de morts: des acteurs dignes d’un bon polar de John Le Carré. Une histoire exemplaire des contrats douteux qui gangrènent l’armée nigériane depuis des décennies.

Dans la réalité, la société s’appelle SEI (Société d’Equipements Internationaux), une obscure compagnie dirigée par le Nigérien Hima Aboubakar et le vendeur d’armes s’appelle Ara Dolarian, ressortissant américain.

Le gouvernement nigérian, en plein lutte – ou semblant de lutte – contre le groupe jihadiste Boko Haram, a demandé à la SEI d’être l’intermédiaire de plusieurs contrats d’armement pour une valeur de 246 millions de dollars (hélicoptères, bombes, munitions…).

Nous sommes en 2014, Boko Haram est à son apogée et contrôle tout le nord-est du Nigeria, face à des soldats sous-équipés et démotivés.

Finalement, le contrat a été rompu en 2015, les armes n’ayant jamais été livrées au Nigeria.

Hima Aboubakar décide de traduire son ancien partenaire en justice devant une Cour californienne, concernant un des contrats non honorés, d’une valeur de 8,6 millions de dollars (des bombes et des roquettes), qui, argumente-t-il, ternit sa réputation de « fournisseur d’armes sérieux pour l’armée nigériane ».

Le vendeur d’armes, dans les documents judiciaires que l’AFP a pu se procurer, affirme avoir été pris dans une affaire de « blanchiment d’argent » malgré lui, et que l’argent de la SEI avait été « volé au gouvernement nigérian ».

Le procès est en cours, mais c’est en tout cas une rare occasion d’avoir accès à des informations sur les contrats passés par la « Grande Muette » nigériane.

– Somme astronomique –

La SEI est déjà dans le collimateur du comité de lutte anti-corruption mis en place par le président Muhammadu Buhari, qui a promis d’éradiquer « ce cancer » généralisé.

Le comité a établi que la SEI avait joué un rôle « majeur » dans l’attribution de contrats « frauduleux et entachés d’irrégularités », dont le total s’élève à près d’un milliard de dollars.

Le chef d’orchestre présumé de ces commandes est actuellement derrière les barreaux, dans l’attente (interminable) de son procès: Sambo Dasuki, conseiller en sécurité nationale de l’ancien président Goodluck Jonathan, est accusé d’avoir détourné 2,1 milliards de dollars des caisses de l’armée.

Une somme astronomique, mais qui est finalement une goutte d’eau à l’échelle des fraudes. Transparency International, dans son rapport « Weaponising Transparency » publié mi-mai, estime que 15 milliards de dollars ont été volés des caisses de l’armée dans l’histoire moderne du Nigeria.

Et l’armée n’est pas le seul secteur corrompu. Le système bancaire défaillant aurait permis de transférer illégalement 217,7 milliards de dollars entre 1970 et 2008, selon une étude de la Commission Européenne.

– ‘Compagnies vides’ –

« La manière la plus simple de voler de l’argent du budget de la défense est de créer des contrats fantômes, de gonfler artificiellement les prix » ou de faire affaire avec « des compagnies vides, qui n’existent que sur le papier », note le rapport de Transparency.

La SEI, qui affirme avoir des bureaux à Abuja et à Paris, n’a aucune existence sur internet. Les documents judiciaires indiquent que le directeur Hima Aboubakar a commandé des hélicoptères Mi-35 à Ara Dolarian pour une valeur de 25 millions de dollars chacun.

« Un prix totalement ridicule », selon Pieter Wezeman, chercheur à l’Institut international pour la Paix de Stockholm, qui estime que ces hélicoptères coûtent en général 5 millions de dollars/pièce.

D’autant plus « ridicule » qu’ils n’ont jamais atterri au Nigeria.

Moteur de la lutte anti-corruption, le président Buhari est malade et actuellement en repos à Londres. Son absence du pouvoir n’aidera pas à réformer un secteur englué dans les malversations depuis des décennies.

D’autant qu’il est lui-même un ancien militaire et « fervent » défenseur de l’armée, selon Matthew Page, ancien diplomate américain spécialiste du Nigeria.

« Il défend les principes du secret militaire, et le fait que l’armée n’obéisse pas aux mêmes règles que le secteur civil », ajoute-t-il.

Aucune compagnie privée n’a été traduite en justice au Nigeria. Quant à Hima Aboubakar de la SEI, il a assuré à l’AFP qu’il continuait à travailler avec Abuja. « Oubliez ce que les gens disent », a-t-il ajouté. « Ils mentent ».

Avec AFP