Interview : Dr Badié Hima sur les leçons kenyanes pour la démocratie en Afrique

Comme promis, il y a une semaine, Dr Badié HIMA, acteur et observateur du processus démocratique en Afrique livre ici dans une longue interview, ce ‘qu’il a appelé « les leçons kényanes pour la démocratie en Afrique ».

Niger Inter : La Cour suprême du Kenya a rejeté l’élection présentielle qui annonçait sortant vainqueur. Quel commentaire vous suscite cette action qui ‘’honore l’Afrique’’ selon les termes d’Alpha Condé ?

Dr Badié Hima : Pour une fois, un Président en exercice apprécie. Et comme le Président Alpha Condé est Président de l’UA, c’est bon signe. Les démocrates du monde entier ont salué la décision courageuse de la cour suprême kényane. Je salue et j’apprécie. Malgré les problèmes encore non résolus, l’Afrique est dans la bonne direction pour s’approprier sa propre histoire. Cependant, l’histoire est encore en train de s’écrire pour le Kenya, nous ne savons pas encore de quoi demain sera fait. Mais c’est déjà le signe annonciateur de la voie dans laquelle l’Afrique doit être, c’est cela le sens de la vraie histoire pour l’Afrique. Mais des inquiétudes demeurent. L l’opposant Odinga a demandé l’implication de la communication internationale pour empêcher que le pays ne glisse vers ce qu’il a appelé « une grave crise».

Niger Inter : Ce qui est curieux c’est le quitus des observateurs africains et extérieurs de cette élection annulée par la Cour Suprême kenyane…

Dr Badié Hima : Oui, vous posez là, une vielle question, elle revient toujours au cours des élections en Afrique : le contenu et la portée de l’observation internationale. Je me rappelle encore de l’image emblématique que mon ami et compatriote Seidik Abba a donné pour qualifier l’observation internationale. Il l’a qualifiée de « mercenariat d’anciens chefs d’état ». Elle donné cette image assez souvent. Mais je dois dire que l’observation internationale n’a jamais été univoque. Mieux, il faut l’analyser entre les lignes et comprendre les vrais messages que l’observation internationale donne en complémentarité d’avec l’observation nationale des citoyens. Le mot le plus utilisé est le caractère pacifique ou non. Et une élection peut-être pacifique mais irrégulière et inéquitable. Tout comme une élection peut paraitre régulière dans le processus mais non égales et justes. Et assez souvent les déclarations sont nuancées parce qu’au moment où elles sont rendus publiques, le processus n’est pas terminé. Dans la majorité des cas, elles précisent que « les opérations de transmission des résultats ou de décompte, sont encore en cours ». Et quand elle appelle aux acteurs de porter leurs réclamations devant les institutions de contrôle, assez souvent c’est pour indiquer qu’il y a des problèmes, et que ces problèmes doivent être réglés devant les cours, les instances d’arbitrage. Il est impensable qu’avant la fin du contentieux électoral, une observation déclare une élection propre et équitable. Si cela arrive, on peut parler de « mercenariat ». Dans les pays qui ont connu des violences électorales, l’observation internationale évite les mots susceptibles d’enflammer un contexte déjà tendu, donc potentiellement explosif..
Et Dans le cas du Kénya, l’observation de l’Union européenne a été très critique. Comme elle l’a été lors des élections au Gabon. Et il n’y a pas de contradiction au fait que l’arrêt de la cour aille au-delà des déclarations et des communiqués de l’observation internationale et nationale, c’est même souhaitable, parce que, elle , la cour, elle a les moyens judiciaires pour aller en profondeur.
Le juge électoral est le seul habilité à juger définitivement une élection. Et dans ce cas il doit rassurer de son indépendance, de son impartialité et de son professionnalisme, à la fois dans son fonctionnement que dans ses procédures. En particulier, les règles qui commandent ses procédures de saisine, la forme des plaintes, doivent être très claires, transparentes et maitrisées par les citoyens et les acteurs politiques en compétition.

Niger Inter : Ce qui est inquiétant par ailleurs c’est cette élection a été organisé avec un fichier biométrique très onéreux. Pourtant la tendance c’est le recours au fichier électoral biométrique. Est-ce à dire que ce genre de fichier n’est pas à l’abri des manœuvres de la part des acteurs ?

Dr Badié Hima : La biométrie comme son nom l’indique permet l’identification précise de l’électeur avec les données à caractère personnel. Les traits du visage et les empreintes digitales sont considérés comme les caractéristiques physiques essentielles qui entrent en jeu dans la biométrie. Il peut donc être considéré comme une avancée dans la sécurisation des élections et du vote. Elle permet de singulariser chaque électeur et empêche ainsi les inscriptions multiples. Cela veut dire qu’elle donne des garanties pour l’application du principe du suffrage universel « un électeur, une voix ». Voilà pourquoi elle est considérée comme la condition de la tenue d’élections libres, fiables et transparentes. Elle s’inscrit dans le cadre de la modernisation du système électoral en vue de la régularité et de la transparence électorales. Cependant tous les spécialistes sont unanimes qu’elle n’est pas la panacée de la transparence électorale. D’abord parce que souvent, pour des raisons diverses, des partis ou des regroupements de partis politiques décident de ne pas prendre part au processus d’élaboration du fichier biométrique, ou souvent la remise en cause en cause de l’appel d’offres établi avec l’opérateur technique. Donc le contexte dans lequel la biométrie est élaboré impacte positivement ou négativement sur l’atteinte de la finalité de l’opération. La francophonie travaille beaucoup sur la question. En 2012, elle a contribué à faire le bilan des pratiques de la biométrie. Les experts considèrent entre autres, que le choix du type d’approche technologique appropriée est l’une des clés de la réussite de la biométrisation électorale. Ils sont tous unanimes que de mauvais choix peuvent être non seulement couteux mais ouvrent des contestations. L’expérience kényane est assez illustrative. Il faut aller vers la biométrie mais en prenant les précautions suffisantes, telles que l’existence d’un cadre légal, le consensus à la fois politique et technique de tous les acteurs politiques, le renforcement d’une confiance permanente entre les acteurs sans exclusive et une prise en compte de l’ensemble du processus électoral dans une perspective de pérennisation des acquis et de renforcement des capacités électorales pour le long terme. C’est un travail qui dure tout le long du cycle électoral. La biométrie ne se prépare pas en un semestre scolaire, comme on le voit souvent, dans la précipitation, l’agitation et la contrainte du calendrier électoral. En plus, la question de la sécurisation d’un dispositif biométrique qui lui-même vise à sécuriser le vote, est une question cruciale. Parce qu’il est numérique, il n’est pas à l’abri d’attaques et ou de manipulation informatiques, comme le cas du kenya. Il faut y aller encore une fois mais avec d’extrêmes précautions.

Niger Inter : Malgré la sentence de la Cour suprême et ses conséquences les acteurs notamment les forces politiques ne sont pas prêtes à se reprendre pour enfin organiser une élection consensuelle dans un pays où le contentieux électoral frise la guerre civile. Comment selon vous amenez le pouvoir et l’opposition à s’entendre pour préserver la paix dans ce pays ?

Dr Badié Hima : Ils n’ont pas le choix, la cour a démontré son indépendance, il est salutaire pour le pays que tous les acteurs kényans se soumettent au verdict de la Cour. L’arbitre ne peut pas être la violence, mais le juge électoral. Il n’y pas d’autre issue, ou tout autre issue sera suicidaire pour ce pays qui a déjà beaucoup souffert des crises électorales.

Niger Inter : Au Niger les élections de 2016 avaient suscité également une vive polémique. En tant que citoyen nigérien et ancien membre de la CENI quelle commentaire faites-vous de nos dernières élections ?

Dr Badié Hima : Ce fut une élection polémique. Votre mot est bien à propos. Mais moi je vais ajouter que ce furent des élections chaotiques. Je ne parlerai pas du premier tour, cela me semble trop long, mais des conditions de préparation du second tour. Comment un candidat qui bénéficie de la présomption d’innocence ne peut pas être autorisé à battre campagne. Le CSC avait réservé une fin de non-recevoir à la requête de son parti, en arguant que les textes ne l’ont pas prévu. En la matière, en principe, ce que les textes n’interdisent pas, me semblent possibles dès lors que les solutions répondent aux standards d’une compétition électorale ouverte. En plus des problèmes techniques ont contrant la CENI à faire poursuivre le vote sur un second jour. En fin d’après-midi du 1er jour, il n’a pas été possible aux citoyens et aux candidats de savoir la liste exhaustive des Bureaux de vote n’ayant pas fonctionné. S’agissant des conditions de l’enrôlement et de la fabrique du fichier électoral, elles ont été si polémiques que la CENI s’est vu obligé de faire appel à l’OIF. Le mot chaotique, c’est le moins qu’on puisse dire, en matière d’organisation et de transparence des élections pour le cas du Niger que vous donnez en exemple. J’ai été membre de la CENI, je sais de quoi je parle. J’arrête là pour ne pas parler des conditions nocturnes, donc opaques de la proclamation des résultats par la cour constitutionnelle. Elles ont été tout sauf une compétition équitable, ouverte, inclusive et propre..

Niger Inter : Comment justement organiser des élections consensuelles au Niger selon vous après la crise de confiance née en 2016 entre pouvoir et opposition?

Dr Badié Hima : Nous ne sommes plus en 2016, alors tout le monde doit travailler pour le futur. Il faut que les organes de gestion des élections et les institutions issues des élections de 2016, à savoir, le Président de la République, l’assemblée Nationale, le gouvernement, tirent les enseignements du passé.
A mon avis, plusieurs conditions me semblent vitales pour la suite au Niger.

– Une vie politique apaisée. Si la politique devient l’adversité au regard des clivages actuels, elle rompt le lien démocratique entre les citoyens. Il faut que les autorités actuelles, judiciaires et politiques, acceptent la critique. Je suis au Mali depuis un certain temps, je n’ai jamais lu ou entendu parler d’une plainte du gouvernement ou du Président de la République, en raison des critiques des citoyens sur la gouvernance. Le projet de révision de la constitution de 1992 au Mali, a suscité des manifestations de la plateforme ante abana composée des partis politiques de l’opposition et de la société civile. Il y a eu des manifestations sans précédent au Mali. Mais elles ont été toutes autorisées. Et aucun manifestant n’a cassé une seule ampoule dans la rue. Les leaders n’ont pas été arrêtés du fait des marches de protestations. Et j’ai pu apprécier le geste emblématique du discours officiel du Président de la République du Mali, donnant suite à la volonté des manifestants. C’est cela la politique. Le Président Issoufou doit contribuer à apaiser la vie politique. Il le peut et cela ne peut ni entamer sa légitimité, ni la légalité de son régime entériné par les organes de gestion des élections même dans les conditions chaotiques que je viens de décrire et qui ne sont un secret pour personne au Niger. Cela renforcera plutôt son autorité sur les citoyens. Enfin, il faut que la justice arrête de poursuivre les journalistes ou les activistes pour un mot ou une phrase. La démocratie grandira. C’est dans le contexte d’une vie politique apaisée qu’on peut aller vers des élections apaisées.

– La forte capacité de mobilisation des partis politiques, en particulier de l’opposition, comme au Kenya, et leur maitrise effective et exacte de la loi électorale et des questions du contentieux électoral, des formes d’irrégularités et des procédures de plainte. Odinga et son parti viennent d’administrer la preuve.

– La capacité de documentation des irrégularités. Si vous ne pouvez pas documenter les irrégularités, il est inutile de contester, inutile d’en vouloir à la Cour constitutionnelle et à la cour suprême, ni de se plaindre de la Communauté internationale ou de l’observation internationale ou nationale. Ces derniers sont des acteurs importants du processus, de grands témoins, mais les partis politiques sont au centre d’une élection, ils sont les compétiteurs. C’est au plaignant d’administrer la preuve dans le contexte d’institutions précaires et non indépendantes. Il faut donc couvrir et investir le terrain. Les technologies de l’information le permettent aujourd’hui. Si dans beaucoup de pays, les cours sont qualifiées de non indépendants, il faut éprouver leur dépendance en documentant massivement les irrégularités et en les brandissant aux yeux de l’opinion nationale et internationale. Les institutions chargées du contentieux sont obligées de sévir quand les prévues irréfutables et concrètes sont brandies. Ils sont obligés s’aligner sur les standards, cela malgré eux. Il faut les obliger à s’aligner par la documentation et la publicité sur les irrégularités.

– La capacité des partis politiques, notamment de l’opposition, comme l’a administré, le parti de Odinga, à maîtriser leurs militants par des messages de paix afin d’éviter les violences qui entament la légitimité de des revendications et donnent des arguments au parti au pouvoir pour arrêter et réprimer dans leurs rangs et tuer l’expression légitime de la volonté populaire dont ils sont les porte-voix.

– La maitrise par les partis politiques en particulier, ceux de l’opposition de l’enrôlement des électeurs, donc la question récurrente du fichier électoral. Les partis politiques de l’opposition doivent le maitriser parfaitement au risque de se voir imposer un résultat programmé dans et par l’élaboration du fichier, qui n’a rien à avoir avec leur réelle représentation nationale. Souvent des manouvres sont inventées pour exclure leur fief électoral de l’enrôlement. L’opposition gabonaise ne l’a-t-elle pas vécu ? Il existe plusieurs autres cas en Afrique.

– Une observation nationale indépendante par la société civile et le décompte parallèle si les conditions le permettent. Le travail de la société civile doit d’abord être en amont, des réformes et à l’enrôlement des électeurs.

Niger Inter : Les exemples du Niger sous Madame Bazeye et de la Cour Suprême kenyane appellent-ils à plus de pouvoir au juge électoral en Afrique ?

Dr Badié Hima : Oui, il ne faut pas oublier cependant, qu’il y a eu la Cour Constitutionnelle sous la Présidence de Madame Fatimata Bazeye pour dire non au tazarcthé. Il y a eu aussi la Cour Constitutionnelle malienne qui avait rendu un arrêt contre la tenue des élections du 13 Avril 1997, contre la volonté du Président Alpha, sur saisine de la Coalition de l’Opposition politique (COPO). Il y a ainsi la nécessité de construire des institutions fortes. Ce n’est pas assez de le répéter, cela a toujours été répété, mais ce qui n’a pas été suffisamment développé, est ceci : qu’est-ce qu’il faut pour avoir des institutions fortes dans un pays. D’abord le mode d’organisation, de séparation et de composition des pouvoirs pose problème au niveau des institutions de la république, politiques tout comme judicaires. Dans nos pays, le Président de la République, prend part et est impliqué dans presque tous les pouvoirs, au détriment du principe sacro-saint de la séparation des pouvoirs hérité de Montesquieu. Il préside le Conseil supérieur de la magistrature, Il préside le Conseil National de sécurité. Il envoie plusieurs représentants dans presque l’essentiel des institutions politiques, judiciaires ou administratives. Il faut des réformes au Niger et en Afrique de manière générale, pour libérer le Président de la République et le Premier ministre de lourds fardeaux qui alourdissent davantage le fardeau de Président de la République, déjà immense, qui empêche au Président de la République d’être proche des citoyens, de réfléchir vision et stratégie, de réfléchir unité nationale. J’étais très peiné de voir mon Président aller visiter les poubelles de Niamey Nyala alors qu’il a un ministre chargé de la propreté de la ville pour le faire, payé par la République pour le faire. C’est du micro management. C’est improductif.

Niger Inter : La démocratie constitue un tournant irréversible dans notre pays. Avez-vous un Conseil pour que toutes les forces en présence au Niger jouent leur partition pour une démocratie véritable dans notre pays.

Dr Badié Hima : Elle est irréversible sur le plan historique, mais des peuples peuvent connaitre des régressions, des rechutes. Pour ce faire, il faut la permanence de la lutte pour la liberté et les droits.
La permanence dans la lutte, la volonté du peuple doit être défendue avec courage et détermination, même au prix de la dureté de la vie dans l’opposition. N’a-t-on pas dit qu’il faut vivre et mourir pour ses idées. S’il faut « compétir » pour gagner aujourd’hui, on peut perdre aujourd’hui. Il faut donc inscrire le combat politique dans la durée. La lutte ne doit pas être un combat personnel, pour soi, mais pour la société, pour la liberté en général. Il est dur de s’opposer indéfiniment, d’être brimé dans ses droits indéfiniment, comme le cas de Odinga, ou de nombreux opposants sur le continent mais il est combien noble de lutter pour ses idées et de continuer à lutter pour les millions de citoyens qui croient aux mêmes idées et qui croient et veulent la liberté. Un jour, vous gagnerez. Un jour Odinga vaincra. Il faut vivre et se battre pour une société ouverte et libre.

Interview réalisée par Elh. Mahamadou Souleymane